Françoise Héritier, anthropologue de la famille, professeure honoraire au Collège de France, n’a de cesse de nous rappeler que la culture s’impose à la nature (1). La neurobiologie selon elle “prouve que les mêmes aires cérébrales sont affectées également pour les deux sexes lorsqu’ils effectuent des activités identiques. Le poids du cerveau, la répartition droite/gauche des hémisphères et l’utilisation que chacun en fait n’a rien à voir avec des compétences sexuées. Ce sont la création et l’agencement, dus à l’apprentissage, de synapses particulières qui sont à l’origine des différences de compétences.”
Catherine Vidal, chef de laboratoire à l’Institut Pasteur et cofondatrice en 2010 du réseau international NeuroCulture-NeuroGendering, précise (1) : “aujourd’hui, nos connaissances sur la plasticité cérébrale permettent de dire qu’il est impossible de dissocier inné et acquis. Au cours du développement du cerveau, la fabrication de la matière cérébrale et le câblage entre les neurones ne peuvent se réaliser que si l’individu est en interaction avec son environnement. L’inné apporte la capacité de câblage entre les neurones ; l’acquis permet la réalisation effective de ce câblage. L’imagerie par résonance magnétique (IRM) du cerveau a permis de dévoiler le rôle majeur de l’apprentissage dans la construction cérébrale. La plasticité cérébrale permet de comprendre pourquoi tous les individus ont des cerveaux différents, quel que soit leur sexe.”
En décembre 2015, une étude publiée par Daphna Joel, de l’Ecole des sciences psychologiques de l’Université de Tel Aviv confirme : “les cerveaux humains ne peuvent être classés en deux catégories distinctes, mâle ou femelle” (Revue scientifique américaine Proceedings of the National Academy fo Science, http://www.pnas.org).
Catherine Vidal nous met en garde contre le tout “neuro” et la dérive vers une “neuro-société” : “On tend de plus en plus à décrire les comportements en termes de circuits de neurones, à réduire l’être humain à un cerveau plutôt qu’à l’envisager en tant qu’être social s’inscrivant dans un environnement, une culture, une histoire. Nous disposons d’une accumulation de données démontrant que rien n’est inscrit dans le cerveau depuis la naissance. Rien n’est à jamais figé. Cette plasticité cérébrale sous-tend notre capacité de libre arbitre. ” Elle conclut en affirmant que ce sont les normes sociales qui forgent les différences indéniables entre hommes et femmes. On ne peut gommer des millénaires d’histoire. Mais l’essentiel est la diversité des cerveaux de tous les êtres humains, quel que soit leur sexe.
Mais si le genre est une assignation de l’esprit, comment se transmet-il ? Françoise Héritier répond : “Dès la naissance. Par leurs attitudes, leurs sollicitations, les parents encouragent les comportements qu’ils jugent appropriés au sexe de leur nourrisson, et l’enfant répond dans le sens souhaité, en intériorisant une conduite sexuée. A l’adolescence, face à un corps qui se transforme, se reformulent l’identité de genre, l’orientation sexuelle et la représentation que l’on se fait de ses capacités de séduction. Mais, une fois encore, cette entrée dans la vie sexuelle est influencée par les discours et les comportements de ceux qui entourent l’adolescent. Car ce sont les autres, leur regard et leur jugement qui nous façonnent et que nous façonnons. Nous avons toutefois la liberté de nous insurger contre les stéréotypes, et donc contre l’inégalité entre les sexes. Car si les différences fonctionnelles sont bien là, rien de biologique ne fonde l’inégalité entre les sexes. Celle-ci est construite exclusivement dans le monde des idées. Une chimère en somme, dont nous commençons seulement à nous libérer.”
A ce propos, je vous encourage à lire et à offrir deux beaux livres et fort instructifs, La fabrique des filles (2010, réédité en 2014) et La fabrique des garçons (2015), réalisées par les Editions Textuel.
La fabrique des filles, l’éducation des filles de Jules Ferry à la pilule, a fait l’objet d’une conférence, avec l’auteure, Rebecca Rogers, enregistrée pour le réseau Toutes femmes toutes communiquantes de l’association Communication&Entreprise, en voici le podcast.
L’ouvrage est une réflexion historique sur l’éducation des filles, qui montre combien l’école est à la fois un vecteur d’émancipation féminine, mais aussi la gardienne du temple de la tradition, en perpétuant les stéréotypes.
Dans La fabrique des garçons (2015), l’auteure Anne-Marie Sohn, explique qu’il s’agit d’un travail au long cours sur la construction de la masculinité sur deux siècles. Pour elle, on ne naît pas homme, on le devient !
Réjouissant : la parution d’un autre ouvrage aux Editions Textuel, Mauvais Genre. Les travestis à travers un siècle de photographie amateur. Collection Sébastien Lifshitz. Textes de Christine Bard et Isabelle Bonnet. Avec un corpus exceptionnel de 200 images anonymes réunies par Sébastien Lifshitz, ce livre explore un siècle de travestissement (1880-1980) avec une réjouissante audace.
Mauvais Genre présente des hommes et des femmes revêtant les attributs vestimentaires du sexe opposé. Prises dans un studio photographique à la fin du XIXe siècle ou dans les coulisses des cabarets des années 30, dans l’intimité de la chambre ou sous le flash d’un appareil Polaroid, sagement posées ou complètement délurées, ces photographies constituent un corpus aussi insolite que précieux.
A écouter, une série de 4 émissions sur France culture : Masculins, est-ce ainsi que les hommes se vivent.
Références :
Françoise Héritier : pour ses travaux sur le fonctionnement des systèmes semi-complexes de parenté et d’alliance, cette anthropologue, spécialiste des questions touchant à la parenté, au mariage, à la famille, au rapport de sexe et de genre, s’est vue décerner en 1978 la médaille d’argent du CNRS au titre des Sciences humaines. En 1982, elle succède à Claude Lévi-Strauss au Collège de France (chaire d’Etude comparée des sociétés africaines) et à la direction du Laboratoire d’anthropologie sociale où elle enseignera jusqu’en 1998. Elle a été la deuxième femme à enseigner au Collège de France après Jacqueline de Romilly. Elle a publié (entre autres) : Masculin/Féminin I : la pensée de la différence (1996) ; Masculin/Féminin II : dissoudre la hiérarchie (2002) ; Le sel de la vie (2012).
Catherine Vidal est titulaire d’un doctorat d’Etat en Neurophysiologie. Elle a travaillé sur les mécanismes de la douleur, le rôle du cortex cérébral dans la mémoire, l’infection du cerveau par le virus du Sida, l’Alzheimer et la maladie de Creuzfeld-Jacob. Elle s’intéresse aux rapports entre science et société, concernant en particulier le déterminisme en biologie, le cerveau, le sexe. Jusqu’en 2006, elle a été membre du Comité Scientifique “Sciences et Citoyen” du CNRS. Aujourd’hui, elle est membre du Comité Scientifique de l’Institut Emilie du Châtelet, de l’Association “Femmes et Sciences”, du Collectif “Pas de 0 de conduite pour les enfants de trois ans”. Elle a notamment publié : Féminin/Masculin : mythes et idéologies (Belin, 2006) ; Hommes et femmes : avons-nous le même cerveau ? (Le Pommier, 2012).
Anne-Marie Sohn, professeur émérite d’Histoire contemporaine à l’École normale supérieure de Lyon, est une spécialiste de l’histoire du genre, ainsi que de l’histoire de la vie privée et des jeunes. Elle a notamment publié « Sois un homme ! ». La construction de la masculinité au XIXème siècle (Seuil, 2009), Une histoire sans les hommes est-elle possible ? Genre et masculinités (ENS Éditions, 2013).
Rebecca Rogers est américaine. Elle vit en France depuis longtemps. Son regard sur l’histoire de l’éducation des filles en France est marqué par sa double culture. Son livre, Les bourgeoises au pensionnat, a gagné le prix de la History of Education Society en Angleterre pour le meilleur livre en histoire de l’éducation publié entre 2004 et 2007. En 2013, elle a publié en anglais une biographie de l’institutrice française qui a créé la première école pour jeunes filles musulmanes à Alger en 1845 : Story : A Frenchwoman’s Imperial Madame Luce, in 19th-century Algeria, Stanford, Stanford University Press. Ce livre a obtenu le prix Boucher en 2014 de la French Colonial History Society.
Sébastien Lifshitz est cinéaste, auteur notamment de : Les Invisibles (2012, César du meilleur film documentaire), Bambi (2013) et Les Vies de Thérèse (2016). Il est collectionneur de photographie amateur depuis une vingtaine d’années.
(1) Homme, femme… Les lois du genre, textes fondamentaux, numéro hors-série Le Point Références, 2013.