Identité et âges

Musée Maurice Denis, Saint-Germain-en-Laye.

Avez-vous ressenti comme moi cette sorte de confusion des âges ? Avec la sensation d’une plénitude aujourd’hui, que je ne vivais pas quand j’avais 20 ans, soi-disant le bel âge, alors qu’il était tourmenté, je me cherchais, je me cognais …

Confusion des âges encore, avec des jeunes qui se vieillissent volontairement et des vieux qui ne veulent pas faire leur âge … Des jeunes angoissés par leur avenir et des vieux, proches de la maladie ou de la mort, pratiquant un humour décapant et ne voulant plus se laisser imposer des choix qui ne sont pas les leurs.

Dans Philosophie des âges de la vie, Eric Deschavanne et Pierre-Henri Tavoillot* brossent le contexte : « l’exigence d’être soi-même a pris le pas sur l’impératif de faire son âge, au point que le fil naturel de l’existence semble être subverti ; il faut devenir mature toujours plus tôt et rester jeune toujours plus tard. La quête effrénée de l’accomplissement s’est associée au refus hyperbolique de l’achèvement : être soi-même, mais sans jamais s’en contenter au risque de se figer ».

Pour eux, et je vous conseille vivement leur livre, « le brouillage des âges concerne moins la manière dont nous vivons les étapes de l’existence, que la manière dont nous nous les représentons aujourd’hui. Pour le dire autrement : nous vivons toujours les âges, mais nous ne savons pas encore très bien comment penser la nouvelle façon dont nous les vivons ».

Marc Augé dans son essai Une ethnologie de soi, le temps sans âge** affirme : « Chacun est amené un jour ou l’autre à s’interroger sur son âge, d’un point de vue ou d’un autre, et à devenir ainsi l’ethnologue de sa propre vie.**

Pour Simone de Beauvoir, l’observation du temps est avant tout l’instrument d’une enquête sur soi ; la mention de l’âge n’est qu’un repère dans l’observation de soi.**

Marc Augé : « Source de savoir ou cumul d’expériences, la vieillesse n’existe pas. Pour se rendre compte que la vieillesse n’existe pas, il suffit d’y parvenir. » Il ajoute : « Je vieillis, donc je vis. J’ai vieilli, donc je suis ».** Belle transition avec la notion d’identité …

Identité

Peut-on être soi (qui suis-je, que suis-je) au fil des âges de la vie ? Y a t’il permanence de son identité, ou impermanence ? Qu’est-ce qui reste, qu’est-ce qui évolue ? Quels bouleversements accompagner/anticiper/subir sur sa construction de soi au fil des âges de la vie ?

Marc Augé, toujours, nous apporte une réponse : Les âges de la vie se succèdent comme les saisons. « C’est là ce que suggère l’expression. Son pluriel invite, certes, à considérer le vieillissement comme inéluctable, mais la métaphore des saisons a des résonances particulières : le printemps succède à l’hiver, on le sait. Elle suggère donc qu’une partie de celui qui disparaît revient, soit que de nouvelles générations prennent la relève des précédentes. Il y a donc dans l’emploi pluriel du mot « âge » un fond d’optimisme en fort contraste avec son emploi au singulier, qui l’apparente à une fatalité, à un destin sans avenir. Suggérer que les générations se succèdent comme les saisons, c’est sous-entendre qu’elles ont en commun l’appartenance au genre humain, affirmer un humanisme de l’héritage qui peut s’affranchir de toute référence à l’hérédité, pour peu qu’on ne lui assigne pas comme limite le cadre étroit de la famille et de la reproduction biologique. Entre ce singulier et ce pluriel, entre l’âge et les âges, il y a au fond une différence absolue et une intime complémentarité. Les âges de la vie peuvent être évoqués indépendamment de l’enchaînement que suppose l’avancée en âge, par le biais de l’anticipation qui esquisse l’avenir ou du souvenir qui recrée le passé, dans tous les cas en laissant l’imagination jouer avec le temps ».**

Pour Eric Deschavanne et Pierre-Henri Tavoillot*, la crise identitaire que nous traversons au présent est loin d’être anecdotique. A la question « qui suis-je ? », la généalogie n’englobant plus toutes les dimensions de l’identité, la réponse nous mène dans une impasse : « soit le dogmatisme du moi, indispensable, mais vide (c’est au moment où l’exigence d’être soi-même devient démesurée que les moyens d’y obéir s’obscurcissent), soit le scepticisme du moi (« je est un autre » selon la célèbre formule de Nietzsche), théoriquement imparable, mais pratiquement injouable, puisque c’est toujours un moi qui décide de renoncer au moi ! ». Selon eux, la solution aussi élégante que profonde à cette impasse est l’identité narrative de Paul Ricoeur, dont j’ai déjà parlé sur mon site. Avec une formule simple qui l’explique : « Je suis ce que je raconte ». Le récit donne de l’unité aux différentes facettes de l’identité. « C’est en se racontant que l’on se fait, parce que, par la vertu du récit, les traces mémorielles subjectives, en se rassemblant dans une trame, acquièrent une signification. » Quand dans une situation de transition professionnelle, nous nous interrogeons sur notre véritable vocation, c’est encore le récit qui nous réinscrit dans un projet cohérent d’existence. « Et lorsque la disparition des être chers et âgés se profile, que cherche-t-on à conserver sinon une trace de leur mémoire pour maintenir ou renouer le lien affectif ? ».

Il est incontestable que les âges de la vie ont cessé d’être les catégories objectives de sens qu’ils étaient jadis. « Néanmoins, ils persistent comme les catégories fondamentales de l‘identité narrative. Les âges de la vie désignent les chapitres obligés du cours d’une vie, les étapes nécessaires à la fabrication d’un individu. Ils servent ainsi à penser sa vie, et, peut-être, à vivre sa pensée ».*

Au fait, on est vieux à quel âge ?

L’âge, c’est un peu comme la météo : il y a la météo effective et la météo ressentie. Il y a l’âge réel, l’âge ressenti, et l’âge que les autres nous donnent. Des études très sérieuses se penchent sur la distinction jugée plus ou moins pertinente entre âge biologique et âge social.

Selon l’étude Alternego***, on est senior en entreprise à partir de 50 ans. Cette étude montre que les salariés en seconde partie de carrière sont en forme, motivés et demandeurs d’être accompagnés, reconnus et mis en avant concernant leur expérience et leur expertise. Avec l’allongement de la durée des carrières, les entreprises ont donc tout intérêt à miser sur ces classes d’âge pour faciliter la transmission et la richesse que représente la diversité générationnelle. La mise en place d’actions pour maintenir leur niveau de qualification, favoriser les transmissions et pour stimuler leur engagement est donc plus que nécessaire.

En revanche, ils déclarent que leur travail est mal reconnu et que les perspectives proposées par leur entreprise sont insatisfaisantes. Ils ne sont que 40 % à penser que leurs contributions professionnelles sont reconnues à leur juste valeur et seulement 25 % pensent que les opportunités d’évolutions de carrière que leur propose leur entreprise sont satisfaisantes.

Avec l’âge, les salariés en seconde partie de carrière sont de plus en plus nombreux à ressentir un certain jeunisme et déclarent être victimes de discrimination du fait de leur âge. Ce sentiment concerne les opportunités professionnelles mais aussi les stéréotypes ou les blagues. 52 % des plus de 60 ans considèrent que certains postes ne leur sont plus accessibles (contre 28 % des 45-49 ans), 25% disent faire l’objet de mauvaises blagues et de stéréotypes (contre 12 % des 45-49 ans) et 27% considèrent avoir déjà été victimes de discrimination (contre 9 % des 45-49 ans).

Les dérives : l’âgisme, quel gaspillage inutile !

« Le racisme anti-vieux existe et cela s’appelle l’âgisme, la discrimination selon l’âge. C’est en tout cas ainsi que l’a appelé le gérontologue Robert Butler en 1969. Est-ce parce que cet Américain, né pendant la grande dépression, a été élevé par ses grands-parents qu’il a su poser un œil neuf et positif sur l’âge ? Il affirme en tout cas que sa grand-mère a su lui montrer la force et l’endurance des plus âgés. Ce chercheur a fait de l’âge et du regard qu’on porte sur les aînés le combat de sa vie. Il fut le premier à défendre l’idée que les performances physiques et mentales d’un individu ne devaient pas être corrélées à la « façade » constituant son âge chronologique. Il considère comme anormal que les individus se voient refuser un travail, un accès à l’assurance, au crédit ou même au logement au seul motif de l’âge. Il va jusqu’à qualifier l’âgisme de « maladie psychosociale ». Et cela a des conséquences : une étude menée en 2000 par l’OMS chiffre à 63 milliards de dollars les dépenses de santé spécifiquement liées à l’âgisme chaque année ». ****

Le Figaro en 2018 titre : « L’âge est la première crainte de discrimination dans l’entreprise ». Le ministère du travail confirme : « l’âgisme est bel et bien une discrimination au travail plus importante encore que le sexisme, l’origine non française et le handicap. Les deux tiers des ruptures de contrat de travail provoqués en 2020 par des plans sociaux concernaient des séniors ». ****

Double peine : sexisme et âgisme

« Les représentations posent des normes et forgent une vision de la réalité acceptée par le plus grand nombre. Elles influent sur la société en général, mais aussi sur chacune d’entre nous. Pour construire notre identité, nos valeurs, notre façon de penser, nous nous appuyons sur ces représentations. Si le discours général est, image à l’appui, qu’à moins d’être Sharon Stone ou un mannequin de 15 ans, nous ne valons pas la peine d’être mise en avant, cela finit par pénétrer nos esprits. Nous n’apparaissons nulle part ? C’est donc que nous n’avons plus de rôle dans ce monde. Cette négation de notre identité est non seulement violente mais dangereuse. Moins les femmes de plus de 50 ans sont montrées, moins elles se sentent montrables. Plus on leur dénie de la valeur à cause de leur âge, plus elles se mettent en retrait du pouvoir, du travail, de la séduction. » ****

« Les sociologues Liam Foster et Alan Walker ont étudié les taux d’emploi des séniors (55-64 ans) dans toute l’Europe. Résultat : oui, c’est dur pour tout le monde mais surtout pour le femmes. En Estonie et Lituanie, la différence de revenus entre hommes et femmes de cet âge-là atteint même les 50 %. Si l’écart est moindre dans les autres pays, il se fait toujours en défaveur des femmes, que ce soit en Espagne, en Grèce, en Irlande. » ****

« Les femmes qui entament la deuxième partie de leur carrière ont de précieuses qualités dans le monde du travail. Elles combinent celles des femmes et des séniors. Les études américaines leur prêtent de l’expérience, du savoir-faire, et l’envie de transmettre. Libres, riches d’une pensée créative, elles sont généreuses et prennent soi des autres. Leur loyauté est célébrée par les chercheurs. Ayant souvent eu la charge d’une famille, elles sont habituées au transgénérationnel. Elles savent gérer plusieurs dossiers à la fois, et comme leurs enfants se sont envolés vers d’autres aventures, sont souvent heureuses d’opérer un transfert de leur énergie vers les enjeux de l’entreprise ». Bibiane Godefroid, présidente de Newen, filiale fiction de TF1. ****

Pour finir, restons sur une note optimiste : « la confusion des âges n’est pas une fatalité » selon Eric Deschavanne et Pierre-Henri Tavoillot. « L’individu hypermoderne a plus de ressources que l’on ne pense habituellement pour y faire face et penser l’unité de sa vie du berceau à la tombe. Qu’est-ce qu’un enfant ? Un être qui veut grandir. Pourquoi grandir ? Pour devenir adulte. Qu’est-ce qu’un adulte ? Un être qui entre dans l’univers de l’expérience, de la responsabilité, et de l’authenticité. Pourquoi vieillir ? Pour tenter d’approfondir ces trois tâches infinies. Les âges de la vie continuent de faire leur office, même s’ils sont coupés de toute espèce de repères extérieurs à l’homme ».

*Philosophie des âges de la vie, Eric Deschavanne et Pierre-Henri Tavoillot, Fayard Pluriel, 2011.

**Une ethnologie de soi, Le temps sans âge, Marc Augé, Editions du Seuil, Points, 2014.

***Etude Alternego Seconde partie de carrière, Sentiment d’appartenance, image de soi, engagement, équité, attentes. Mai 2023.

****Les flamboyantes, Charlotte Montpezat, Editions des Equateurs, 2023.