Honte et culpabilité

« Les mots sont des morceaux d’affection qui transportent parfois un peu d’information. Une stratégie de défense contre l’indicible, l’impossible à dire, le pénible à entendre, vient  d’établir entre nous une étrange passerelle affective, une façade de mots qui permet de mettre à l’ombre un épisode invraisemblable, une catastrophe dans l’histoire que je me raconte sans cesse, sans mot dire. »

C’est ainsi que Boris Cyrulnik débute son récit dans Mourir de dire (2012), pour définir ce qu’est la honte. Et il ajoute plus loin : « La honte, ce sentiment poison, cet abcès dans l’âme, n’est pas irrémédiable. On peut passer de la honte à la fierté quand notre histoire évolue ou selon la manière dont nous prenons place dans notre groupe culturel ». C’est là le point essentiel : la honte est un sentiment qui naît toujours dans une représentation.

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je me suis demandée quelle différence il y avait entre honte, assez peu objet d’étude, et culpabilité, beaucoup plus analysée, notamment par les psychanalystes. La honte engendre la dépréciation, l’autre la souffrance. Le coupable se dit : « C’est affreux ce que j’ai fait, elle va me quitter. C’est ma faute, je m’en veux ». Le honteux :  » Je me sens rabaissé, moisi sous son regard, je l’évite pour moins souffrir et je lui en veux de me mépriser » (Mourir de dire).

N’oublions pas, nous rappelle Boris Cyrulnik, que les petites hontes de la vie quotidienne et les petites culpabilités ont une fonction morale, qui nous incite à plus d’empathie et de respect de l’autre : « Un zeste de honte, un soupçon de culpabilité nous permettent de coexister dans le respect mutuel et d’accepter les interdits qui structurent la socialisation » (Mourir de dire).

Le sentiment de honte ou de fierté résulte de l’interaction entre deux récits : le récit de soi dialogue avec le récit que les autres font sur nous-mêmes. Le « détracteur intime » du honteux provient toujours d’un effondrement de l’estime de soi. Et triste paradoxe : les victimes d’une agression ou d’un traumatisme se sentent souvent honteuses.

Les causes de la honte (Mourir de dire, page 86) ou conférence à écouter, passionnante, Le théâtre intime de la honte :

  • Causes externes sociales (peuple vaincu, misère…)
  • Causes externes culturelles (mythes ou préjugés qui rabaissent celui qui les intériorise) étonnamment variables selon les époques et les pays
  • Causes externes familiales (parents écrasants ou méprisants)
  • Fratrie humiliante ou rabaissante
  • Parents transmetteurs de honte (parent au récit troué par la guerre ou silencieux sur les origines de sa famille)
  • Causes intériorisées (lorsque les parents attendent tout de leur enfant, qui doit nécessairement être à la hauteur de leurs rêves)
  • Causes génétiques et épigénétiques
  • Echecs, traumas (une personne sur deux a subi un trauma)

Vincent de Gaulejac, sociologue, a lui-aussi étudié le sentiment de honte (Les Sources de la honte (Editions DDB, 1996) et en a constaté les effets lors des séminaires d’implication qu’il a animés et dont il a tiré un ouvrage, L’histoire en héritage (Editions DDB, 2009). Danièle, participante à l’un de ces séminaires, est « passée aux aveux » (page 48) : « Certes, elle n’est pas responsable de l’attitude de son père. Mais elle en porte la honte de ce qu’il a fait, et la culpabilité de l’avoir rejeté pour rejeter la faute. Il vaut mieux être « la fille de rien » que la fille d’un collaborateur qui a vraisemblablement participé à la déportation de juifs. La rupture du lien avec son père semble un élément déterminant. Il représente à la fois une nécessité de survie et une coupure qui l’empêche qui l’empêche de vivre.  »

Vincent de Gaulejac cite La honte de Annie Ernaux  qui évoque la rupture qu’a représentée pour elle la vision de son père voulant assassiner sa mère. Elle avait alors 12 ans :  » Et alors tout d’un coup je me mets à vivre les choses autrement, avec recul, en les voyant. C’est ainsi que je découvre que nous appartenons à un milieu qui est celui des dominés… Tout cela forme une boucle de honte qui fait partie désormais de ce que vous êtes, de votre manière de voir, de sentir, de vivre. La honte est une manière de vivre. » Et plus loin : « J’ai mis au jour les codes et les règles des cercles où j’étais enfermée. J’ai répertorié les langages qui me traversaient et constituaient ma perception de moi-même et du monde. Nulle part il n’y avait de place pour la scène du dimanche de juin. Cela ne pouvait se dire à personne, dans aucun des deux mondes qui étaient les miens ».

Selon le sociologue, « Annie Ernaux décrit parfaitement les différents éléments qui constituent le noeud sociosexuel dans lequel s’origine sa honte : la chute de l’enfant roi, l’effondrement de l’image parentale idéalisée, le clivage entre deux mondes sociaux, la dévalorisation de ses parents renforcée par la honte d’avoir honte d’eux, l’humiliation de ne pas maîtriser les codes de la culture dominante et la découverte que ses parents font partie des dominés. »

En conclusion de l’ouvrage, fort instructif pour comprendre l’intérêt et l’importance de ces groupes d’implication dans la construction de son identité : « La honte et la haine sont des symptômes d’un conflit entre, d’une part, la fidélité aux origines, la loyauté vis-à-vis des siens, qui reste un bien précieux qu’il faut préserver à tout prix et d’autre part, les sollicitations de l’idéologie de la réalisation de soi-même, le désir de s’élever, l’envie d’une existence plus aisée. » Vincent de Gaulejac

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