Pourquoi devient-on qui l’on est ?

Arbre de vie, une installation de l’artiste Joana Vasconcelos dans la chapelle royale de Vincennes

Toujours dans ma quête de connaissances sur la notion d’identité, je suis heureuse de partager avec vous les réflexions de Gérald Bronner, sociologue des croyances, Professeur à la Sorbonne, auteur de l’essai Les origines, pourquoi devient-on qui l’on est ?, aux Editions Les grands mots Autrement, 2023. Il vient apporter un éclairage qui complète ceux de Vincent de Gaulejac, Chantal Jaquet, André Comte-Sponville, Boris Cyrulnik... dont j’ai déjà tiré quelques enseignements sur mon site dans des articles portant notamment sur la mobilité sociale et les transclasses.

Voyage à travers les fictions de nous-mêmes

Le postulat de Gérald Bronner m’a intriguée : « la personnalité est déterminée par quelques traumatismes initiaux – et souvent lovés dans l’histoire familiale – qu’il nous est devenu aussi naturel que l’air que nous respirons. Il nous est difficile de trouver une fiction contemporaine où les tourments des personnages ne sont pas renvoyés en dernière instance aux traumas de l’enfance. » Il ne met pas en doute l’importance du passé, notamment de l’histoire familiale, dans la construction de l’identité, mais il en appelle à la vigilance :  » attention à ces récits qui sont devenus envahissants et sont un peu trop commodes. Ceux-ci peuvent même conduire au dolorisme, c’est-à-dire une conception qui exalte la douleur et confère, par voie de conséquence, une valeur morale supérieure à celui qui souffre. »

Il complète : « le passé nous sert aussi souvent à nous exonérer de beaucoup de nos responsabilités. Ce schéma narratif favorise ce que les psychologues ont nommé le biais d’autocomplaisance, c’est-à-dire la tendance de notre esprit à attribuer nos succès à nos qualités et nos défaites à la malveillance des autres », ou à des facteurs exogènes.

« Les transclasses occupent une position particulière et passionnante parce que, nomades sociaux, ils sont en droit de se demander : Pourquoi mon parcours m’a-t-il mené là où je suis ? Lorsqu’ils s’expriment publiquement, ils manifestent souvent une forme de dolorisme qui interroge. Dans certains cas, ils renient leur milieu d’origine ; dans d’autres, ils craignent de l’avoir trahi et, très souvent, ils expriment un sentiment de honte ».

Chantal Jaquet lui répond dans Télérama (n° 3812, 01/02/2023) : « Cette critique, qui témoigne d’un refus d’enfermement des transclasses dans une figure de honte, peut être salutaire. Mais l’accusation de dolorisme comporte toutefois un jugement de valeur qui peut apparaître comme une tentative de moralisation et de censure préjudiciable à l’expression de la parole et à son pouvoir de libération cathartique. L’affect de honte n’est pas honteux, et il faut du courage pour oser parler, passer de la honte tue à la honte sue et vue ».

J’ai été très marquée par les récits d’Annie Ernaux ou Edouard Louis, les travaux sur la honte sociale, et ce point de vue dissonant de Gérald Bronner vient bousculer mes convictions. Je vous conseille son livre, très complet sur la recherche de nos origines : sur quelles narrations se bâtissent-elles ? Quels sont les biais qui peuvent entraver la perception de notre histoire personnelle ?

Et il nuance, ce à quoi je suis sensible, le débat autour de la construction de l’identité : « On pourrait croire résoudre l’énigme en affirmant que ce que nous appelons notre personnalité est simplement la figure émergente des nombreuses déterminations (biologiques, socialisantes par la famille, par les pairs …) qui l’ont forgée. Immédiatement, pourtant, viendrait l’impression que les injonctions qui s’exercent sur nous sont souvent contradictoires et qu’il faut bien que quelque chose en nous arbitre entre les chemins qu’elles nous enjoignent de prendre. Il demeure un mystère insoluble dans la question Pourquoi je suis qui je suis ? Et c’est à cet insoluble que puisent tous nos récits. C’est lui qui autorise leur prolifération. Nous fantasmons nos origines, nous exagérons certains traits : en un mot, nous nous donnons tous des mythes fondateurs ». Il corrobore par là-même la notion de « roman familial » chère à Eugène Enriquez et Vincent de Gaulejac.

Tisser les fils narratifs

Ce que je retiens aussi des propos de Gérald Bronner, c’est l’importance trop souvent négligée de l’influence des pairs, amis, enseignants … ou de rencontres inattendues, qui jouent un rôle marquant dans une trajectoire de vie, parfois aussi marquant que l’influence parentale, notamment parce qu’ils constituent d’autres modèles auxquels s’identifier. Cela rejoint d’ailleurs l’une des questions que je pose avec l’arbre de vie sur les personnes ressources sur lesquelles s’appuyer.

Et ce qui m’a émue enfin, c’est son allusion à la dignité : dignité de ses origines, qu’il ne renie pas, valeur de dignité dont il a hérité, dignité intellectuelle, dans ses travaux sociologiques. Il conclut son ouvrage ainsi : « Tenter de rester disponible à la complexité du monde est le plus bel hommage que je puisse rendre à l’héritage de mes origines ».

Autres histoires de vies à découvrir chez Marie-Hélène Lafon dans Les sources paru en 2023 aux Editions Buchet-Chastel et chez Claire Baglin dans En salle, aux Editions Minuit, 2023 : toutes les deux déclarent éprouver de la tendresse pour leurs origines familiales, et ne pas être traversées par la honte, tout comme Gérald Bronner.

« Ce livre-là – et toute l’écriture peut-être – a pour source le lieu, le milieu, le moment, le corps de pays, nous avons commencé d’être et pris conscience que nous étions au monde, c’est la source inépuisable. C’est le titre de ce livre mais ce pourrait être le titre de tous mes livres. Comme il est dit dans la dernière partie du roman, « elle », Claire, la fille, préfère le mot sources au mot racines. Et il m’a fallu du temps pour me rendre compte que la fluidité, le mouvement, la dynamique, l’énergie et la douceur, la luminosité aussi, du mot sources épousait d’avantage le mouvement d’écriture qui est le mien depuis vingt-cinq ans que le mot racines. Je ne renie pas le mot racines, pour les arbres, la grâce des arbres. » Marie-Hélène Lafon sur France culture.

Littérature et identité

La littérature fourmille de référence aux histoires de vie et à la sociologie clinique. Au fil de mes lectures, j’ai noté ces extraits qui m’inspirent sur la notion d’identité. Les écrivains apportent leur pierre à l’édifice de cette élaboration sans fin autour de l’identité. Ils l’incarnent, la rendent réelle, par leur imaginaire.

Quoi de mieux que de découvrir des histoires de vies dans leur complexité, leurs contradictions, leurs névroses, leurs loyautés, leur beauté, sous la plume de romanciers ou biographes ?

Je vous invite à la découverte de ces auteures qui m’ont intriguée, bouleversée, charmée par leur humanité et leur conquête d’indépendance.

Connaissez-vous la femme au cerveau érotique ? C’est Gabriële Buffet, jeune femme de 27 ans, indépendante, musicienne, féministe, qui rencontre Francis Picabia en septembre 1908. Elle devient son inspiratrice, sa théoricienne, comme elle le fut aussi pour Marcel Duchamp et Guillaume Appolinaire. Anne et Claire Berest racontent son histoire, et rendent hommage à leur mère, Lélia, petite-fille des Picabia (Le livre de Poche, Editions Stock, 2021, Gabriële).

« Cela commence dans les rêves. Puis, des images qui surviennent, même en plein jour, sans qu’elle s’y attende. Comme toutes les femmes enceintes pour la première fois, Gabriële se mange son enfance en pleine figure. Attendre un enfant oblige à interrompre l’enfant qu’on a soi-même été. Pour l’éloigner une bonne fois pour toutes. Faire place nette à celui qui arrive. (…) Elle est née le 21 novembre 1881, année palindrome, à 9 heures du soir. Son acte de naissance témoigne de cette écriture surannée, typique de l’administration de la fin du XIXe siècle. (…) Joli sérieux : voilà contre quoi va se battre toute une génération en train de pousser ses premiers cris. Picasso, qui naît la même année, Picabia, qui a déjà trois ans, Guillaume Appollinaire, qui n’a que quelques mois, mais aussi les petits frères, Marcel Duchamp, Arthur Cravan, Tristan Tzara et tous les autres. Ils sont du siècle à venir – et avec eux, le bon goût, c’est bientôt terminé. La nouvelle-née se prénomme « Madeleine Françoise Marie Gabriële ». Le quatrième prénom, relégué en bout de liste, est orthographié de façon étonnante : un tréma et un seul l avant le e final. Gabriële. Cela plait beaucoup à la petite fille, qui trouve ce prénom androgyne bien plus adapté que Marie et Madeleine. Alors elle se rebaptise, toute seule. Et demande à ses parents qu’on l’appelle désormais de ce singulier prénom. L’astringent goût du bizarre se pose déjà sur les lèvres de l’enfant, et toute sa vie elle signera de ce prénom, mais en variant les écritures, Gabriële, Gabrièle ou Gabrielle. Elle ne se soumettra à aucune loi, pas même celle de l’orthographe. »

Autre époque, autre pays … Gaëlle Josse (j’ai tant aimé Le dernier gardien d’Ellis Island) écrit son choix de consacrer ce roman Une femme en contre-jour (Les Editions Noir sur Blanc, Notabilia, 2019) à Vivian Maier : « Il me faut dire combien je me sens proche de l’oeuvre de Vivian Maier, dans une inépuisable quête de visages, du moment qui dit toute une vie, dans sa recherche des lignes, lumières et reflets saisis dans le bouillonnement, la fébrilité de la ville, attachés au grand manège des jours ». « Tant de fils se mêlent, s’enlacent avec ce que je suis, avec ce que je tente d’approcher par l’écriture. Ni peser, ni imposer mon « moi ». Qu’il nourrisse mon écriture, sans cannibaliser ce que j’essaie d’apprivoiser. Qu’il soit terreau, humus, et non fleur carnivore. »

« Qui était donc cette femme libre, audacieuse, insatiable du spectacle de la vie et qui en fit oeuvre à la fois humble et magistrale ? Une sensibilité exacerbée, une insondable solitude protégées, dissimulées derrière des façons abruptes, derrière une bizarrerie assumée et de trop larges vêtements. La force de dépasser un enfermement programmé dans une condition sociale de domestique et dans une histoire familiale emplie d’effroi. Son regard prodigue a multiplié les miracles nés d’une exceptionnelle, d’une troublante empathie envers l’univers des exclus, des laissés-pour-compte, de ceux qui ne possèdent rien, à peine leur propre vie. Elle leur a offert son seul bien, son trésor : le regard. »

« Vivian Maier trouve là le centre de sa vie, le sens de sa vie. Elle sait ce qu’elle veut. Ce sont les prémices d’une oeuvre d’une grand unité, traversée d’obsessions, comme celle de tous les grands artistes. Rien de hasardeux, de décousu. (…) Il lui reste à poursuivre ce travail pendant des décennies. Un travail dont personne ne verra les fruits, dont on ne soupçonnera pas même l’existence, et dont elle-même ne verra que bien peu de choses. »

« Son travail photographique accorde une large place aux femmes âgées. On ne photographie rien au hasard. Un artiste poursuit ce qui le hante, l’obsède, le traverse, le déchire. Rien d’autre. »

« Un mot en appelle un autre, celui de la révélation, au sens photographique du terme. Si peu de ses photos se verront révélées… Impossible de ne pas penser aux mensonges de sa mère concernant son identité, et aux avatars successifs du nom de Maier. Von meyer, Meyer, Mayer, Meier … Les noms semblent flotter sur les membres de cette famille et se poser un peu au hasard du temps. Ouverture sur le monde et obsession du secret, deux mouvements contradictoires, deux extrêmes d’un balancier. Singulier mouvement binaire, singulière alternance. »

Après ces extraits issus de la littérature, arrêtons-nous sur quelques repères théoriques, qui permettent de les lire avec un autre regard.

Loin de moi, étude sur l’identité par Clément Rosset (Les Editions de Minuit, 1999) « Dans les premières années de son existence, l’enfant serait incapable de se constituer une personnalité s’il ne prenait modèle sur un être (généralement parental) dont il imite le comportement et qui lui sert, dans tous les sens du terme, de « tuteur » ; faute de quoi aucune de ses multiples tendances ne réussirait à se fondre dans l’unité d’une personne et à constituer la structure d’un moi, même si ce moi est à l’origine copié sur celui d’un autre. Copiez, et si en copiant vous restez vous-même, c’est que vous avez quelque chose à dire, tel est le conseil qu’aurait donné Ravel à ses rares élèves. »

Définition de « même » dans le Littré : « Qui est comme une autre chose ou comme soi-même ; qui n’est pas autre, qui n’est pas différent ». « On comprend facilement ce qu’il faut être pour être comme telle ou telle autre chose : il faut lui ressembler ou l’imiter. Mais que faut-il être pour être comme soi-même ? Ainsi cette explication de Littré fait de « même » le synonyme de « semblable ». Elle ne retient donc que l’une des significations du mot, celle de la ressemblance, laissant de côté celle de l’identité proprement dite. Ricoeur est allé chercher le vieux substantif « mêmeté » (forgé par Voltaire) pour former un couple conceptuel permettant d’opposer les deux façons d’être même que quelque chose : être semblable à autre chose, être soi-même. A ces deux significations de l’identité s’opposent selon lui deux formes d’altérité : celle qui consiste à différer d’autre chose (que ce soit par le genre, par l’espèce, par les qualités ou par la différence numérique) et celle qui consiste dans un « ne pas être soi » (aliénation, dépossession de soi, dispersion). Vincent Descombes, Même/Autre, L’identité, dictionnaire encyclopédique, Edition Folio essais, 2020.

« Le nom et le prénom sont des éléments concrets et stables par lesquels l’identité s’exprime : ce sont des « porte-identités » (Goffman, 1963). A cet égard, l’utilisation de noms personnels pour désigner des individus se retrouve dans toutes les sociétés connues. Mais si la nomination est un universel culturel, les formes qu’elle prend n’en sont pas moins variées. Il existe un « lien indissoluble entre le nom et l’image de soi (self-image) » : Strauss, 1959. A minima, je me présente sous mon prénom et mon nom, qui m’accompagneront toute la vie (surtout si je suis un homme). Claude Lévi-Strauss (1962) : « On ne nomme jamais, on classe ». Baptiste Coulmont, Nom/Prénom, L’identité, dictionnaire encyclopédique, Edition Folio essais, 2020.

Nancy Houston ajoute dans son livre Bad girl (Actes Sud, 2014) : « Le soi est une donne chromosomique sur laquelle sont accrochées des fictions ».

Nancy Houston, d’origine canadienne anglophone, venue s’installer en France dans les années 70, par provocation dit-elle, écrivant en Français (je suis tellement admirative que je ne résiste pas au plaisir de vous partager des extraits de l’un de ses nombreux ouvrages), nous raconte depuis des décennies des histoires de vies qui me touchent profondément, dans lesquelles je me reconnais, qu’elles se passent dans le Berry, aux Etats-Unis, au Canada, en Allemagne, au Cambodge, en Israël, ou ailleurs, aujourd’hui ou hier, son imagination sensible est infinie.

La notion de roman familial est omniprésente dans son oeuvre : « Les gens te demanderont souvent pourquoi la famille est ton thème romanesque de prédilection, et tu les regarderas perplexe. Y en a-t-il d’autres ? Y a t-il quelque chose d’intéressant chez les humains, hormis le fait que, pour de bonnes ou mauvaises raisons, intensifiées par des pulsions animales aussi inconscientes qu’irrésistibles, ils copulent, font des enfants, s’efforcent de donner à ceux-ci une éducation meilleure que celle qu’ils ont reçue, échouent, vieillissent et meurent après avoir regardé leurs enfants grandir et partir trouver leurs propres partenaires et démarrer leur propre famille comme s’ils allaient refaire le monde à neuf, tout cela sur fond de grincement de dents, de tourmentes politiques, de conflits religieux, de rivalités fraternelles, de scènes d’inceste et de viol et de meurtre et de guerre et de prostitution, émaillé çà et là par un pique-nique familial dans une foire agricole ? De quoi d’autre un roman pourrait-il bien parler ? ».

« Depuis les origines du roman occidental, mais surtout depuis le siècle des Lumières et l’individualisme par lui promu au rang de valeur absolue, l’artiste est lui-même devenu héros. Les ressemblances sont frappantes : si l’on se penche sur un quelconque échantillon de biographies d’écrivains, on s’aperçoit vite que, tout comme Oedipe, Hamlet ou Antigone, ils ont pour ainsi dire tous vécu une anomalie, une catastrophe, une perte dévastatrice dans la jeunesse. Un père est mort. Une mère est morte. Les deux sont morts. Ou séparés. Ou radicalement absents. En d’autres termes, le roman familial de ces individus est toujours-déjà hautement romanesque. Il se prête à merveille aux spéculations, aux fantasmes, aux révisions et aux ratures… en un mot, à l’écriture. Le mythe est né. Le héros-écrivain pourra puiser à l’infini dans son enfance, tel Homère dans le fonds mythologique grec, réécrivant son histoire à travers mille transpositions, projections, déplacements et symboles ».

A écouter, cet entretien avec Leïla Slimani qui me touche tant, sur le roman familial, le roman national, à travers ses propos sur l’écriture, la fiction, l’identité, les transfuges de classe, la honte sociale, les thèmes qui me sont chers : « nous ne sommes pas la culture, c’est nous qui façonnons la culture que nous voulons ».

Dans cet entretien sur France Culture avec Héloïse Lhérété (journaliste) et Edwige Chirouter (maître de conférences en sciences de l’éducation), dédié à la littérature et comment elle peut construire nos imaginaires, Nancy Houston est citée plusieurs fois et son oeuvre L’espère fabulatrice tient lieu de référence.

Histoire de vies dans la famille Jardin

Vous connaissez sans doute comme moi, dans la famille Jardin, le petit-fils Alexandre, fort de ses succès littéraires et cinématographiques, une vingtaine d’ouvrages écrits, avec notamment le Zèbre (1988), Fanfan (1990) … (1)

J’aimerais vous partager aujourd’hui des extraits de ses récits où il livre un hommage vibrant à sa mère, femme libre (2), et où il évoque avec courage le passé sombre de son grand-père, Jean, dit le Nain Jaune (3). Vous y découvrirez comme moi le fardeau que constitue cet héritage, et dont il a su se libérer, notamment en faisant oeuvre de littérature.

L’histoire des Jardin, c’est à la fois la principale matière dans laquelle il puise son inspiration, cette famille hors-norme qui a traversé les 20e et 21e siècles, et c’est la source d’oeuvres de fiction : aperçu du roman des Jardin.

Hommage vibrant d’amour, de pudeur, et de gaîté à sa mère Fanou (2) :

« J’aime tant ta façon d’avancer en d’étroites lisières, là où les personnes dégagées de toutes les croyances limitantes s’aventurent. Tu n’estimes que la capacité à devenir soi, à trouver sa joie. Tu as eu le bonheur, en dépit de tes propres désordres – dirais-je enseignée par tes désordres mêmes ? -, de te découvrir une authenticité intégrale. Ton inaptitude à tenir pour sérieuses les pitreries de la comédie sociale m’a fait entrer très tôt dans une sorte de monde parallèle où la notoriété ne compte pas et où la fausse monnaie de la reconnaissance médiatique n’a pas cours.

A vingt-trois ans, sur un malentendu, on me décerna l’un de ces titres de gloire littéraire éphémères auxquels les gens croient :

  • Maman, j’ai décroché le prix Femina.
  • Des femmes t’ont invité quelque part ?
  • Non, c’est un prix littéraire.
  • Ah … as-tu soupiré en pensant à autre chose.
  • Cela me bouleverse.
  • Ne te laisse pas bouleverser ni par l’hymne à l’amour ni par les injures, m’as-tu répondu. Tu en recevras beaucoup. Ce ne sont que des reflets de ceux qui les envoient.
  • Mais …
  • Il n’y a pas de mais … Si tu les écoutes, fais-le sur la pointe des pieds parce que ça t’amuse ! Pas parce que cela te bouleverse. Et écris donc un nouveau livre …

Après des années d’interrogations et de jugements hâtifs, j’en arrive à mon intime et joyeuse conviction : oui, nous avons le droit d’être. C’est même là sans doute notre premier devoir moral. Notre erreur à nous, les enfants, est sans doute de n’avoir pas cru au roman parental merveilleux que tu nous proposais. Chercher l’exactitude n’aboutit à rien. L’ADN est la pire des illusions. La vérité réside toujours dans le roman que l’on se raconte pour parvenir à vivre. Le vrai réel, c’est l’histoire qui nous constitue, pas les faits.

Mais l’essentiel ne rayonne-t-il pas dans la quantité de questionnements dont tu nous as fait les légataires, nous tes trois enfants ? En osant être tout ton être, à plein courage, tu nous a transmis mille questions qui perdureront au fil des générations. S’interroger, c’est accoucher de soi. Vivre, c’est ne pas finir de naître. Voilà pourquoi je t’aime tant d’être suprêmement inconfortable. »

Carnet de bord de la lente lucidité d’Alexandre à propos de Jean (3) :

« Né Jardin, je sais qu’il n’est pas nécessaire d’être un monstre pour se révéler un athlète du pire. Mon grand-père, Jean Jardin dit le Nain Jaune, fut, du 20 avril 1942 au 30 octobre 1943, le principal collaborateur du plus collabo des hommes d’Etat français : Pierre Laval, chef du gouvernement du maréchal Pétain. Le matin de la rafle du Vél d’Hiv, le 16 juillet 1942, il était donc son directeur de cabinet ; son double. Pourtant, personne, ou presque, n’a jamais fait le lien entre le Nain Jaune et la grande rafle, étirée sur deux jours, qui coûta la vie à la presque totalité des 12 884 personnes arrêtées, dont 4 051 enfants.

Je signe ces pages comme on refuse un héritage devant notaire. Pour sectionner une filiation après l’avoir reconnue. L’ablation du passé suppose forcément la trahison ; afin de ne pas se trahir. Il en est de bienfaisantes et de régénérantes même si l’infidélité aux siens passe dans notre monde par un coup bas, voire un sacré péché ; ou du moins la marque d’une indécrottable déloyauté. Comme si la quête du bien n’avait pas partie liée avec le courage. Comme si ce n’était pas renaître et se réinventer que d’oser dire non à l’inadmissible. Comme si choisir ses fidélités n’était pas vital lorsque le pire est venu gangrener la mémoire.

Le Nain Jaune, si brillant, si stratège, si épris de responsabilité, me désespère. Pourquoi suis-je moi ? Soudain je comprends qu’il va me falloir oser l’aventure de renier mon sang. Pour fuguer loin de notre mythologie. Et faire un usage franc de ma liberté en m’entêtant à ne plus être un Jardin. Ah, comme certaines rétractations sont difficiles … Tant de résistances du dedans et de jugements du dehors surgissent alors ! La fidélité est une horreur. »

(1) Bibliographie

(2) Ma mère avait raison, Editions Grasset, 2017

(3) Des gens très bien, Editions Grasset, 2010

Identité et mythes

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Image tirée de l’ouvrage Poser nue, biro&cohen éditeurs, 2011, de Nancy Houston et Guy Oberson

Selon une étude, les légendes pourraient avoir été racontées dès la fin du Néolithique, il y a de cela 6 000 ans. L’analyse, basée sur la phylogénétique, discipline qui compare la proximité génétique entre deux populations, chez 50 peuples indo-européens, met en avant la stabilité de structures narratives, de la Scandinavie à l’Anatolie. En recoupant l’étude des traditions orales, sur un corpus composé uniquement des contes contenant de la magie, et le moment où les populations se sont génétiquement éloignées, les chercheurs ont mis en évidence quels ancêtres communs racontaient quelles histoires. Ainsi, La Belle et la Bête serait racontée depuis au moins 4 000 ans…Nos contes de fées ne dateraient donc pas du 16e siècle.

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Mais pourquoi les mythes sont-ils si importants ? Parce que les humains ont besoin de croyances, et parce que leur identité se construit sur des histoires qui leur sont racontées. C’est ce que développe brillamment Nancy Huston dans son essai L’espèce fabulatrice, Actes Sud, 2008. Elle y explique avec ses mots et son style de romancière reconnue en quoi les récits contribuent à la constitution de l’identité, comme le font les sociologues cliniciens à leur manière.

Recherche de sens : « notre spécialité, notre prérogative, notre manie, notre gloire et notre chute, c’est le pourquoi« . Nous ne supportons pas le vide. Nous sommes incapables de constater sans chercher à comprendre. Et nous comprenons essentiellement, par les récits, c’est-à-dire des fictions. « Freud écoutait, médusé, le roman familial de ses patients. Sa découverte immense : ce qui est déterminant est ce qui fait sens pour le sujet, et seulement cela. »

On ne naît pas soi, on le devient, le soi est une construction : le prénom tout d’abord est un exemple de l’arbitraire qui se transforme en nécessité. « Nous recevons un prénom, qui avant d’échouer sur nous, a été rempli de sens ». Par le patronyme, nous sommes reliés à une lignée, nous avons une place définie, c’est l’essentiel, même si les règles patronymiques sont différentes d’une contrée à l’autre. Grâce à nos descendants, nous entendons un certain nombre d’histoires de notre famille qui nous pénètrent et nous façonnent à vie.

« Devenir soi, ou plutôt se façonner un soi, c’est activer, à partir d’un contexte familial et culturel donné, toujours particulier, le mécanisme de la narration ».

« Raconter : tisser des liens entre passé et présent, entre présent et avenir. Faire exister le passé et l’avenir dans le présent. »

Je trouve toujours très enrichissant de lire Nancy Houston, je dévore ses romans, peut-être parce que son identité multiple, « romancière, expatriée, pluriconfessionnelle et bilingue » comme elle se définit elle-même (L’espèce fabulatrice, page 52) – j’ajouterais féministe, intellectuelle engagée, multipliant les collaborations artistiques (avec des illustrateurs, peintres, photographes, metteurs en scène et j’en oublie) – donnent une coloration unique aux histoires qu’elle raconte et à la façon dont elle les raconte.

Pour en savoir plus : dans une série de huit Grands entretiens, Jean-Pierre Vernant, spécialiste de la Grèce antique et professeur honoraire au Collège de France, fait partager sa passion de la culture classique et des mythes.

« Les mythes sont la forme de narration la plus épanouissante : ils servent à documenter des événements, expliquer l’inexplicable, fonctionner comme des manuels de moralité. » selon Akanksha Singh.