François Cheng de l’Académie française a raison de souligner que l’âme occupe moins d’espace aujourd’hui dans notre vocabulaire. Mot désuet ? Je dirais essentiel. Intemporel. Je dédis cet article à Christine, qui avait l’âme si belle.
François Cheng (2016, L’âme, aux Editions Albin Michel) dresse un panorama bref mais éclairant de la conception de l’âme dans les grandes traditions spirituelles.
“L’âme de chaque être est reliée au Souffle primordial qui est le principe de Vie même. Notre âme a le don de nous rappeler, quelle que soit notre croyance, combien la vie de chacun de nous participe d’une immense aventure que les Chinois nomment le Tao, la Voie, aventure unique qui connaîtra des transformations mais point de fin.”
Commençons par la Chine : la conception de l’âme vient essentiellement de la tradition taoïste. Selon celle-ci, l’âme humaine, animée par le Souffle primordial, comporte deux instances : une partie supérieure ayant une dimension céleste appelée hun, et une partie inférieure, de dimension terrestre, appelée po. Du vivant de la personne, hun et po combinés lui donnent la possibilité de vivre en bonne intelligence avec la Terre, tout en lui offrant une ouverture vers la sphère qui transcende l’espace et le temps. Cela représente l’idéal. De tout temps, la pensée chinoise conçoit comme naturel le fait que seule une âme humaine faisant un avec l’âme divine peut assurer une vie efficiente.
En Asie, l’autre pôle fondamental est la pensée indienne. De même que l’univers est soumis à des cycles, explique Zéno Bianu dans son livre Sagesses de la mort, l’être humain est en son essence soumis à une migration indéfinie. Au vrai, son âme possède une vocation d’oiseau migrateur, qui la conduit à voler vertigineusement de corps en corps, à travers les strates d’un temps circulaire… Pour les hindous, nous sommes les réceptacles d’une entité éternelle, âtman, préexistant à notre naissance et subsistant après notre mort. Ce qui intéresse François Cheng dans cette vision, c’est que l’âme ainsi conçue est porteuse d’une mémoire : “En mourant, l’homme emporte avec lui la nécessité d’épuiser dans d’autres vies les conséquences, les effets de ses actes présents et passés, bons ou mauvais”. Il y a donc une dimension éthique, une responsabilité à laquelle l’homme ne saurait échapper, et cette perspective ouvre sur un horizon de libération.
Le bouddhisme, né en Inde, a repris la notion de karma de la culture indienne, mais en la transformant totalement. Car l’idée même d’un Soi, d’une âme qui transmigrerait de corps en corps jusqu’à la libération finale, est remise radicalement en cause par le Bouddha Shakyamuni. Tel est l’anâtman, la doctrine du non-soi. Tout ce qui ressemble à une entité permanente qui pourrait subsister par-delà les réincarnations n’est à ses yeux qu’illusion. L’unité de l’être n’est qu’apparente. C’est précisément l’attachement à cette apparence d’un “je” qui crée la souffrance, et tous les malheurs du monde. Le bouddhisme est donc, de toutes les traditions, la plus radicale dans “agnosticisme” vis-à-vis de l’âme. Contrairement à ce que croient beaucoup d’Occidentaux, la compassion bouddhiste, par exemple, n’est en rien comparable à l’amour de type judéo-chrétien : elle ne naît pas d’un rapport d’âme à âme, mais se fonde justement sur le fait que dans un univers d’impermanence totale, tous les êtres vivants sont interdépendants, dénués de cette unicité qui leur fait croire à leur autonomie.
Plus proches de notre culture, les trois religions monothéistes. François Cheng se basant sur le Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, remarquable de clarté selon lui, explique : Dans la Bible, d’une façon générale, des mots tels que nèfech, rouah, nechamah, traduits habituellement par “âme” ou “esprit”, désignent la vie ou la personnalité de l’individu. Pour les sages du Talmud, l’âme humaine est séparée du corps. Ils établissent une analogie entre la relation de Dieu au monde et celle du corps à l’âme. Au Moyen Âge, un Maïmonide, concilie sa philosophie avec le judaïsme. Pour lui, l’âme est essentiellement une, mais s’exprime à travers cinq facultés différentes : nutritive, sensitive, imaginative, émotionnelle et rationnelle. Tandis que les quatre premiers aspects de l’âme périssent avec la mort du corps, chaque personne a la possibilité d’accéder à l’immortalité en développant sa faculté rationnelle en une entité non plus potentielle mais parfaite, devenant par là permanente et indestructible. Cette notion d’une âme qui se développe met en évidence la liberté de choix de l’homme et lie la récompense ultime et la punition de l’individu à ses propres actions.
La tradition musulmane, très proche de la judaïque (y compris dans les racines étymologiques de son vocabulaire spirituel), parle par exemple de Rûh comme la Bible parle de Ruah. Mais là aussi, nombre de philosophes ont développé tout un vocabulaire pour distinguer ce qui relève des fonctions physiologiques, psychiques et spirituelles de l’être. Surtout, les grands mystiques soufis ont créé toute une typologie des âmes, distinguées suivant les qualités du fidèle qu’elles expriment sur son chemin spirituel. “Au fur et à mesure de son épuration par un procédé de rappel (Dhikr), explique Faouzi Skali dans La voix soufie, l’âme gravite à travers les étapes qui doivent la mener à la connaissance de Dieu. A chaque nouvelle étape, l’âme apparaît avec de nouveaux caractères”. Le poète persan Attar dans sa Conférence des oiseaux raconte ce voyage de monde en monde par la métaphore : une trentaine d’oiseaux pèlerins partent à la recherche de leur roi, traversent mille épreuves et mille mondes, avant de découvrir que ce souverain mythique, le Simorgh, n’est autre que leur moi profond.
Le christianisme a repris beaucoup d’éléments du judaïsme. Mais de façon singulière, il met en avant la valeur de la personne. Unicité de chaque être, unicité de chaque destin aussi. L’idée de la réincarnation lui est étrangère, puisque la résurrection qu’il promet n’est pas dans le renouvellement d’une existence du même ordre ; elle relève d’un autre ordre marqué par la transfiguration de l’expérience vécue éprouvée par l’amour. Les Pères de l’Eglise, ceux-là même qui ont élaboré cette vision si singulière d’un Dieu à la fois Trois et Un, ont donné en quelque sorte une correspondance terrestre à la Trinité, à travers leur vision ternaire de l’homme en tant que corps-âme-esprit. Oui, la triade corps-âme-esprit est l’intuition peut-être la plus géniale des premiers siècles du christianisme. Les trois entités complémentaires et solidaires de cette triade peuvent entretenir des tensions entre elles. Le jeu dialectique majeur, parce que fécond, se joue entre âme et esprit. Ce qui est en jeu est toute une série de rapports entre le particulier et le général, entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’affectif et le rationnel, entre la passion et la raison, entre le besoin de l’imaginaire et l’exigence du réel, entre l’inexprimable et l’exprimé, entre la mémoire enfouie et le présent dominé, entre l’intuition de l’infini et la conscience de la finitude…
L’esprit se meut, l’âme s’émeut ; l’esprit raisonne, l’âme résonne. F. Cheng
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