Bienveillance et confiance

two person riding boat on body of water
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Le mot de « bienveillance » a perdu de sa force, il est repris à tort et à travers, il suscite même la méfiance, car il masque parfois un certain manque de courage. J’ai tenu à aborder cette notion aujourd’hui, car je l’ai souvent entendue comme qualificatif de mon style d’accompagnement, que ce soit en coaching ou en mentoring. C’est un compliment me direz-vous, une reconnaissance, et pourtant il sonne étrangement à mes oreilles … J’ai du mal à le prendre au sérieux. J’ai donc voulu aller y voir plus profondément.

Pour ce faire, je me suis appuyée sur une conférence donnée par Olivier Truong, que je remercie : j’ai pu lire son ouvrage intitulé « La bienveillance en entreprise », utopie ou réalité ? » aux Editions Eyrolles, 2017, écrit avec Paul-Marie Chavanne. Je vous le recommande, il permet de mieux cerner en quoi la bienveillance n’est pas si facile à pratiquer, à recevoir, à installer dans une culture d’entreprise. Elle amène à s’intéresser au management, aux organisations en entreprise, aux besoins humains fondamentaux, à l’identité et à la confiance.

Première étape : la définition. « La bienveillance, c’est davantage que la gentillesse et l’attention portée à l’autre. Elle est une forme de volonté permanente que chacun puisse se réaliser, prendre des initiatives, trouver une voie pour rencontrer son destin, développer son potentiel et devenir soi  » (page 15). Tout un programme.

Une attitude bienveillante est une attitude qui privilégie volontairement le positif sur le négatif, les potentiels sur les manques, dans le plus grand respect des personnes.

Etre bienveillant ne signifie pas pour autant être conciliant en toutes occasions, voire même tolérant. L’excès de conciliation et de tolérance conduit à une forme d’indifférence, qui est à l’opposé de la bienveillance (page 16).

La bienveillance est-elle possible en entreprise ? Le livre de Paul-Marie Chavanne et Olivier Truong s’attache à y répondre. Leur souhait ? Que leur ouvrage fasse émerger une prise de conscience collective : nous sommes toutes.tous acteurs de bienveillance et nous pouvons toutes.tous participer même modestement à l’émergence d’un monde meilleur.

De nombreuses études ont montré que la bienveillance crée un environnement favorable à la motivation individuelle, à l’engagement, et au final au fonctionnement des petits groupes. Elles n’ont pas (encore) réussi à démontrer qu’elle est source de création de valeur pour les entreprises. Pour quelle raison selon les auteurs ? Parce que la performance d’une organisation est le résultat d’une multitude de causes, que « l’on ne peut réduire à la seule dimension du leadership, des relations humaines ou de la considération de la personne » (page 17).

A contrario, dans les petites équipes, le sentiment de sécurité, de lien social, de protection réciproque, de joie et d’expérimentation amène un engagement fort dans le travail.

Selon les auteurs, les managers ont un rôle essentiel à jouer pour que chacun trouve sa place et se sente utile, en étant conscients des besoins fondamentaux de leurs collaborateurs, et de leurs propres besoins pour être au clair avec leur mission : « la peur d’être mangé, la peur d’être abandonné, le besoin d’être aimé, le désir d’être reconnu comme unique, le désir de sens. »

Arrêtons-nous sur le sens, par lequel je travaille en tant qu’accompagnatrice Shynlei. En page 63, il est fait référence à Viktor Frankl, psychiatre et philosophe autrichien, né en 1905, mort en 1997, et à l’origine de la logothérapie : l’humain doit rechercher le sens profond de son existence, car le logos (la parole en grec ancien) est un vrai moteur qui donne goût à la vie. Déporté dans un camp de concentration en 1942 avec sa famille, il a constaté que les personnes les plus résistantes sont celles qui ont réussi à développer une vie intérieure propice à garder l’espoir et à questionner le sens des événements et l’absurdité dans laquelle ils se trouvaient. Au-delà des frustrations et des complexes des patients qu’il a ensuite soignés, leur vide existentiel expliquait en grande partie leurs névroses. La quête spirituelle est au coeur de la démarche de Frankl.

A la recherche de l’entreprise bienveillante

Aucune organisation ne garantit en soi la culture de la bienveillance, mais certains principes la favorisent plus que d’autres : la subsidiarité (le principe selon lequel il ne faut jamais faire remonter au niveau supérieur une décision qui peut être prise au niveau inférieur) et la responsabilité (le respect des compétences et de la capacité de jugement, l’identification des personnes en charge), la clarté des territoires d’action et la gestion de l’émulation collective.

Bienveillance, confiance et identité

Selon le Pr. Bernard Ramanantsoa, directeur honoraire d’HEC Paris et auteur d’Apprendre et oser, de nombreux auteurs ont montré que la bienveillance était un des trois piliers de la confiance (page 134). Dans une approche plus générale, Paul Ricoeur va plus loin, considérant que la bienveillance se caractérise par un dépassement de la réciprocité et de la règle : « la sagesse pratique consiste à inventer les conduites qui satisferont le plus à l’exception que demande la sollicitude en trahissant le moins possible la règle » (Ricoeur P. Soi-même comme un autre, Seuil, 1990). « On peut proposer avec Paul Ricoeur une articulation entre bienveillance et pouvoir. Dans toute entreprise, il existe une structure hiérarchique, et c’est à ceux qui exercent le pouvoir de construire le système qui permettra la bienveillance et la confiance. C’est ici que nous sera utile le concept d’identité narrative. Les organisations, les entreprises ont une identité. Celle-ci n’est pas, comme le prétend la vulgate managériale, un simple empilement de valeurs plus ou moins partagées. Sa nature est celle d’un récit, dont les épisodes sont fournis par l’action quotidienne réelle et par ce que les dirigeants en disent pour lui donner une cohérence, une spécificité et une continuité temporelle. Le réel étant toujours plus riche et contradictoire que le discours que l’on tient sur lui, le leader devra sans cesse reformuler la narration pour la réinterpréter. Cette narration élaborée et dite par celui qui a le pouvoir se doit d’avoir une dimension essentielle pour notre propos : l’altérité, aurait dit Ricoeur, c’est-à-dire le souci de l’autre, la bienveillance. Pour dire l’identité collective, elle doit en effet répondre à la question suivante : qui sommes-nous collectivement ?

Cette narration sur l’identité collective est indispensable, mais si l’on revient à la question de départ – la bienveillance – la réponse tient en deux dimensions : il faut d’abord que le leader réussisse à être le garant de sa propre action. C’est là son défi : comment être à la fois le narrateur de l’identité collective rêvée, celui qui détient le pouvoir, et celui qui garantit équité et justice, bienveillance, dans le réel de l’action ? Comment convaincre qu’on n’abusera pas de sa position en étant juge et partie ? Il faut pour cela qu’il parvienne à construire une reconnaissance mutuelle par un processus de don/contre-don. Il faut qu’il reconnaisse fondamentalement les droits et les capacités de ceux qu’il dirige. Il a certes la capacité d’agir et de dire l’identité collective, mais cette distinction le lie aux autres. Il doit apparaître, au-delà des mots, comme étant au service de quelque chose qui le dépasse et s’impose à lui comme aux autres.

Peut-être peut-on essayer de synthétiser cette réflexion sur le lien entre bienveillance et pouvoir en revenant à Paul Ricoeur : la règle d’or serait sans cesse tirée dans le sens d’une maxime utilitaire dont la formule serait « je donne pour que tu donnes ». La règle : « donne parce qu’il t’a été donné », corrige le « afin que » de la maxime utilitaire et sauve la règle d’or d’une interprétation perverse, toujours possible (Ricoeur P. Amour et Justice, Seuil, 2008). » (page 136)