Enquête sur le travail en France : plus de 76 % des Français aiment leur travail

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La CFDT a publié en mars 2017 les résultats d’une grande enquête sur le travail en France : plus de 200 000 personnes ont répondu à un questionnaire très détaillé, avec 172 questions mises en ligne entre septembre et décembre 2016 sur le site parlonstravail.fr. (1)

Principaux enseignements de cette vaste étude, une perception largement positive :

  • 76,4 % déclarent aimer leur travail
  • 57,5 % prennent du plaisir à travailler
  • 55,7 % sont fiers de ce qu’ils font

Mais,

  • 45 % ont le temps de faire correctement leur travail
  • 42 % déplorent un manque de reconnaissance
  • 26,4 % déclarent que leur travail est leur santé (un lien évident est noté entre travail et douleurs physiques, perte de sommeil, prise d’alcool et médicaments)
  • 1 salarié sur 8 affirme vivre des situations dans lesquelles il se sent malmené

Travail, horaires, et vie personnelle :

  • 2/3 déclarent que leur travail s’accorde bien ou très bien à leur vie sociale et familiale
  • Au-delà de 39h/semaine, il devient beaucoup plus difficile de concilier vie professionnelle et vie personnelle (et d’autant plus pour les petits salaires et les travailleurs de nuit)

La charge de travail s’accroît :

  • Plus de 50 % déclarent avoir une charge de travail excessive
  • 28,9 % ont une charge de travail normale selon eux

Partage du temps de travail :

  • 55,6 % des salariés et fonctionnaires déclarent être favorables au partage du travail en vue de diminuer le chômage

Argent et travail :

  • 84 % des salariés déclarent travailler avant tout pour subvenir à leurs besoins
  • 2/3 des salariés trouvent leur rémunération insuffisante par rapport à leurs efforts
  • 65 % trouvent que dans leur entreprise/administration, les écarts entre les plus hautes rémunérations et les plus faibles sont trop importants
  • 60 % ne travaillent pas pour gagner le plus d’argent possible avant tout (l’argent est central, mais il ne résume pas tout)
  • Ceux qui affirment travailler pour autre chose que l’argent sont d’abord les jeunes

Voir les témoignages de répondants.

(1) Télécharger le rapport : Parlonstravail_rapportcomplet

A lire : une vision prospective et positive du travail en 2030.

Le bonheur au travail est une notion récente

 

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Selon l’historienne Anne-Sophie Bruno (1), interrogée par le journal La Croix (16 mars 2017) « le bonheur au travail est une notion assez récente ».

Jusqu’aux années 1990, personne ne parlait de bien-être, de satisfaction ou de qualité de vie au travail. Pas même les partenaires sociaux. L’exigence d’épanouissement, dans la vie en général et au travail en particulier, n’existait pas. Il y a trente ou quarante ans, le débat public se focalisait autour de la notion de santé au travail, au sens strict (accident et maladie professionnelle) et dans un second ordre sur les questions de pénibilité.

Il existe des éléments objectifs pour mesurer l’amélioration des conditions de vie au travail, par exemple la baisse des accidents mortels sur les lieux de travail ou l’augmentation de l’espérance de vie. Mais il faut balayer l’idée d’un progrès linéaire depuis les Trente Glorieuses. Les inégalités demeurent fortes, et pas seulement entre ouvriers et cadres. Certains secteurs sont moins organisés et sont restés à l’écart de ces progrès, comme le bâtiment, les travaux publics, la confection ou le nettoyage et la comptabilité, ces deux derniers ayant basculé vers l’intérim. Ce sont d’ailleurs des secteurs qui emploient une main-d’oeuvre très féminisée et beaucoup de jeunes ou d’étrangers.

Le modèle tayloriste produisait de l’ennui sur les chaînes de montage mais aussi de nombreux troubles musculosquelettiques. Si certains secteurs sont restés sur ce modèle – c’est le cas de l’industrie agro-alimentaire par exemple, des ateliers de découpe et d’abattage – d’autres ont largement fait évoluer leur organisation du travail.

Mais dans le même temps, d’autres impératifs sont apparus, en particulier les exigences de zéro défaut et de flux tendu. La pression est devenue plus forte sur des salariés à qui l’on demande d’être polyvalents.

On parle de santé mentale au travail depuis le XIXe siècle, mais cette notion a longtemps été occultée par la pénibilité physique liée au travail industriel. Les syndicats de salariés ont commencé à se saisir de cette question dans les années 1990 et le grand public dans les années 2000, en particulier avec la médiatisation des suicides dans certains grands groupes.

Dans les entreprises, les cadres sont soumis à une pression plus forte sur les résultats à atteindre. Face à ces exigences, ils font preuve d’une demande accrue de participation aux décisions. Mais la qualité de vie au travail est aussi plus fréquemment perçue comme un facteur d’amélioration de la productivité.

Le fait que la santé économique d’une entreprise dépende aussi de la santé de ses salariés est mieux admis (2). Il ne faut pas faire preuve de naïveté, mais c’est un discours tenu de plus en plus souvent par les organisations patronales.

(1) Anne-Sophie Bruno, Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Paris I – Panthéon Sorbonne.

(2) Les Echos Start, 21 juin 2017 : Classement HappyAtWork : les entreprises où l’on est heureux. Plus de 29 000 personnes dans 4 600 entreprises ont évalué leur entreprise selon six critères (développement professionnel, environnement de travail, management, salaire & reconnaissance, fierté et “fun”). Globalement, les salariés français ont l’air de plus en plus heureux au travail : 52,2 % des salariés interrogés ont une opinion favorable de leur société, un chiffre en nette progression par rapport à l’enquête de l’année dernière (45,4 %). La recette ? “Le bien-être au travail, cela ne veut pas dire enlever tout contrôle, mais mettre en place des situations saines pour l’entreprise… et ses salariés. Il y a trois piliers essentiels : le sens (sentir que son travail a une utilité), la reconnaissance (de son manager ou de ses pairs) et l’espoir (d’évoluer)”, détaille Loïck Roche, directeur de Grenoble Ecole de Management.

Et aussi :

André Comte-Sponville : le travail est une contrainte, ce n’est pas une valeur morale. Comment donner du sens au travail ? (différent de donner du sens à sa vie). Nos besoins sont objectifs, nos désirs subjectifs.

Le travail ne va pas disparaître.

La génération Y et le travail, les indépendants, les femmes et le travail, l’agilité, l’inadéquation valeurs et organisations actuelles.

Le revenu de base : explications pédagogiques (revenu universel).

Emission TV sur le revenu universel  avec Bernard Friot, économiste.

Les emplois de demain avec le développement du numérique.

Un Français sur cinq ne perçoit ni le sens, si l’utilité de son emploi.

 

 

 

 

 

 

 

Don et contre-don

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J’ai eu l’occasion lors d’une séance de coaching de m’interroger sur le tryptique donner-recevoir-rendre avec à un client mal à l’aise face à la générosité de sa famille et ayant bien compris qu’une trop grande générosité place l’autre en dette. Je me suis donc intéressée de près à l’ouvrage fondateur de Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, (1) préfacé par Claude Lévy-Strauss, pour comprendre cette fameuse relation don / contre-don amenée par l’un des pères de l’anthropologie sociale.

Marcel Mauss a décrypté les trois obligations, donner, recevoir, rendre des tribus nord-ouest américaines. Pour lui, l’obligation de DONNER est l’essence même du potlatch. Un chef doit donner des potlatch, pour lui-même, pour son fils, son gendre ou sa fille, pour ses morts. Il ne conserve son autorité sur sa tribu et son village, voire sur sa famille, il ne maintient son rang entre chefs que s’il prouve qu’il est hanté et favorisé des esprits et de la fortune, qu’il est possédé par elle et qu’il la possède ; et il ne peut prouver cette fortune qu’en la dépensant, en la distribuant, en humiliant les autres, en les mettant à l’ombre de son nom… perdre le prestige, c’est bien perdre l’âme : c’est vraiment la « face », c’est le masque de danse, le droit d’incarner un esprit, … c’est vraiment la personna, qui sont ainsi mis en jeu… L’obligation de RECEVOIR ne contraint pas moins. On n’a pas le droit de refuser un don, de refuser un potlatch. Agir ainsi, c’est manifester qu’on craint d’avoir à rendre, c’est craindre d’être « aplati » tant qu’on n’a pas rendu. En réalité, … c’est « perdre le poids » de son nom… Mais en l’acceptant (le don), on sait qu’on s’engage… L’obligation de RENDRE dignement est impérative. On perd « la face » à jamais si on ne rend pas, ou si on ne détruit pas les valeurs équivalentes.

[1] Sociologie et anthropologie, Marcel Mauss, Editions Puf, 1950, 13ème édition novembre 2013. Et L’essai sur le don, 1923.

Et je ne résiste pas au plaisir de vous livrer un extrait d’un écrit de Paul Ricoeur analysant la théorie de Mauss, en y associant don et reconnaissance, avec un prolongement sur argent et vérité.

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La lutte pour la reconnaissance et le don, extrait d’un article publié par Paul Ricoeur, et consultable dans son intégralité sur le site du Fonds Ricoeur.

« Dans sa grande œuvre L’Essai sur le don, sous-titrée Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Marcel Mauss parle de sociétés « archaïques » non pas au sens barbare du terme, mais voulant dire qu’elles ne sont pas entrées dans le mouvement général de la civilisation — une société polynésienne ou d’Amérique. Ceci est important parce que mon problème sera de savoir si le don reste un phénomène archaïque et si nous pouvons retrouver des équivalents modernes de ce que Marcel Mauss a très bien décrit comme «économie du don» ; pour Mauss il s’agit d’une économie, c’est-à-dire que le don se place dans la même lignée que l’économie marchande. La relecture qui est faite aujourd’hui de Marcel Mauss est présentée dans le livre de Marcel Hénaff intitulé Le Prix de la vérité, en sous-titre Le don. C’est une tentative de réinterprétation de la dialectique de l’échange du don pour le sortir de son archaïsme et lui restituer un avenir. Mauss avait bien vu dans ces pratiques archaïques quelque chose d’étrange qui ne le mettait pas sur le chemin de l’économie marchande, qui n’était pas un antécédent ou un précédent, donc une « forme primitive » , mais qui était situé sur un autre plan. C’est sur le caractère cérémoniel de l’échange que je veux insister : la cérémonie de l’échange ne se fait pas dans la quotidienneté ordinaire des échanges marchands, bien connus de ces populations sous la forme du troc ou même de l’achat et de la vente avec quelque chose comme une monnaie. Hénaff souligne que le don, la chose donnée dans l’échange, n’est pas du tout une monnaie ; ce n’est pas une monnaie d’échange, c’est autre chose, mais alors quoi ? Reprenons l’analyse de Mauss au point où il s’arrête — sur une énigme, l’énigme du don : le don appelle le contre-don, et le grand problème de Marcel Mauss n’est pas du tout «pourquoi faut-il donner » mais « pourquoi faut-il rendre ? ».

Pour Marcel Mauss la grande énigme est donc le retour du don. La solution qu’il en donnait était d’assumer l’explication apportée par ces populations elles-mêmes ; et c’est d’ailleurs ce que Lévi-Strauss, dans Les structures élémentaires de la parenté, et dans le reste de son œuvre, a critiqué : le sociologue ou l’anthropologue assume ici les croyances de ceux qu’il observe. Or que disent ces croyances ? Qu’il y a dans la chose échangée une force magique, qui doit circuler et retourner à son origine. Donner en retour, c’est faire revenir la force contenue dans le don à son donateur. L’interprétation que Marcel Hénaff nous propose (et que je prends à mon compte) est que ce n’est pas une force magique, qui serait dans le don, qui contraindrait au retour, mais le caractère de substitut et de gage. La chose donnée, quelle qu’elle soit — des perles ou des échanges matrimoniaux, n’importe quoi en guise de présent, de don, de cadeau — n’est rien que le substitut d’une reconnaissance tacite ; c’est le donateur qui se donne lui-même en substitut dans le don et en même temps le don est gage de restitution ; le fonctionnement du don serait en réalité non pas dans la chose donnée mais dans la relation donateur-donataire, à savoir une reconnaissance tacite symboliquement figurée par le don. Je prendrai cette idée d’une relation de reconnaissance symbolique pour objet de la confrontation avec les analyses de la lutte issues de Hegel. Il me semble que ce n’est pas la chose donnée qui par sa force exige le retour mais c’est l’acte mutuel de reconnaissance de deux êtres qui n’ont pas le discours spéculatif de leur connaissance ; la gestuelle de la reconnaissance, c’est un geste constructif de reconnaissance à travers une chose qui symbolise le donateur et le donataire.

Je peux justifier cette interprétation, en la mettant en rapport avec une expérience qui n’est certainement pas archaïque : nous avons une expérience de ce qui n’a pas de prix, la notion du « sans prix ». Dans la relation de don entre les «primitifs » , comme on les appelait à cette époque-là, il y avait l’équivalent de ce qui pour nous a d’abord été dans l’expérience grecque la découverte du « sans prix » lié à l’idée de vérité — d’où le titre du livre de Hénaff, Le prix de la Vérité : en réalité, c’est le « sans prix » de la vérité. L’expérience fondatrice ici, c’est la déclaration de Socrate face aux sophistes : « moi j’enseigne la vérité sans me faire payer » ; ce sont les sophistes qui sont des professeurs que l’on paye —nous sommes dans la lignée des sophistes plus que de Socrate.

Un problème a été posé à l’origine, c’est le rapport entre la vérité et l’argent, un rapport que l’on peut dire d’inimitié. Cette inimitié entre la vérité (ou ce qui est cru comme vérité et enseigné comme vérité) et l’argent a elle-même une longue histoire — et le livre de Hénaff est en grande partie une histoire de l’argent face à la vérité. En effet l’argent, de simple indice d’égalité de valeur entre des choses échangées, est devenu lui-même une chose de valeur, sous la forme d’un capital ; là les analyses marxistes sont certainement à leur place, sur la façon dont la valeur d’échange est devenue plus-value et, à partir de là, mystification, au sens que l’argent devient mystérieux puisqu’il produit de l’argent alors qu’il ne devrait être que le signe d’un échange réel entre des choses qui ont leur valeur soit par la rareté, soit par le travail qui y est inclus, soit par la plus-value de la mise à la disposition d’un consommateur ; que de mystification l’argent soit devenu la chose universelle qu’il est devenu marque le comble du conflit entre la vérité et l’argent.

À cet égard, Hénaff renvoie au livre du grand sociologue allemand Simmel (fin XIXe—début XXe), dans lequel il fait l’éloge de l’argent en comprenant sa place dans la civilisation comme universel échangeur ; l’argent est donc titulaire en quelque sorte de tous les processus d’universalisation —ce que nous vivons actuellement comme globalisation ; le premier phénomène à globalisation, c’est la circulation de l’argent ; et Simmel va même jusqu’à dire qu’il est symbole de liberté en ce sens qu’on peut acheter n’importe quoi avec l’argent, on a donc la liberté de choix. Mais Simmel, qui est en même temps un moraliste néo-kantien montre quelque chose de monstrueux que Socrate avait prévu : le désir d’argent est une soif illimitée ; on pense au mot d’Horace « aurisacra fames », la faim sacrée de l’or. On retrouve ce que tous les moralistes, depuis Aristote et les stoïciens, avaient dénoncé comme la volonté d’avoir trop, la « pléonexia », l’insatiable. L’insatiable, c’est à la fois l’infini et l’insaisissable, d’où la signification libératrice du rapport avec les biens non marchands — le titre d’une livraison récente de la revue Esprit se présentait sous la forme d’une interrogation inquiète : « Existe-t-il encore des biens non marchands ? ». Ma suggestion est que, dans les formes contemporaines et quotidiennes de l’échange cérémoniel des cadeaux nous avons un modèle d’une pratique de reconnaissance, de reconnaissance non-violente. Il y aurait alors un travail à faire, qui serait la réplique du travail d’Honneth sur les formes du mépris, une enquête sur les formes discrètes de reconnaissance dans la politesse, mais aussi dans le festif. Est-ce que la différence entre les jours ouvrables, comme nous disons, et les fêtes ne garde pas une signification fondatrice, comme s’il y avait une sorte de sursis dans la course à la production, à l’enrichissement : le festif serait pour ainsi dire la réplique non violente de notre lutte pour être reconnu ? On peut dire que nous avons une expérience vive de la reconnaissance dans un rapport de cadeau, d’échange, de bienfait ; nous ne sommes plus en demande insatiable mais nous avons en quelque sorte le petit bonheur d’être reconnaissant et d’être reconnu. Soulignons le fait qu’en français le mot reconnaissance signifie deux choses, être reconnu pour qui on est, reconnu dans son identité, mais aussi éprouver de la gratitude — il y a, on peut le dire, un échange de gratitude dans le cadeau.

Je termine sur l’interrogation qui est la mienne : jusqu’à quel point peut-on donner une signification fondatrice à ces expériences rares ? Je tendrais à dire que tant que nous avons le sentiment du sacré et du caractère hors-ouvrage de la cérémonie dans l’échange sous son aspect cérémoniel, alors nous avons la promesse d’avoir été au moins une fois dans notre vie reconnu ; et si nous n’avions jamais eu l’expérience d’être reconnu, de reconnaître dans la gratitude de l’échange cérémoniel, nous serions des violents dans la lutte pour la reconnaissance. Ce sont ces expériences rares qui protègent la lutte pour la reconnaissance de retourner à la violence de Hobbes. » Paul RICŒUR

A lire également : l’identité narrative.

De Mauss à Lévi-Strauss, 50 ans après.

A regarder, cette explication remarquable du don (demander, donner, recevoir, rendre) en vidéo avec Jean-Edouard Grésy, anthropologue, et co-auteur avec Alain Caillé de l’ouvrage La révolution du don. Le management repensé à la lumière de l’anthropologie. Editions du Seuil, 2014.